Programme sur la "mécompréhension productive" labellisé par l'Agence Universitaire de la Francophonie 2021-2022

Argumentaire Scientifique

Qu’est-ce que le sens ? Comment l’être humain saisit-il le sens ? Comment ce sens, est-il déployé et articulé dans la vie de l’individu ? Ces questions relèvent de la philosophie certes, mais aussi de la sociologie, de l’anthropologie, de la littérature, et de bien d’autres domaines. Bien entendu, la question du sens implique une dimension herméneutique forte — comment devrait-on comprendre ?  — mais elle ne s’arrête pas à ce qu’on peut appeler le caractère herméneutique positif. La question du sens recouvre un caractère plus équivoque. Quand nous parlons, nous disons quelque chose et nous ne sommes jamais sûrs que nos interlocuteurs nous comprennent. Le sens semble donc comprendre (dans les deux sens du terme) la mécompréhension, les malentendus, les dénaturations, et pas uniquement au niveau propositionnel. Dans nos vies affectives, sociales, morales et politiques nous comprenons toujours quelque chose, mais ce que nous comprenons a tendance à déborder le sens voulu et le sens visé. En fait, une caractéristique centrale de la mécompréhension se trouve dans l’inadéquation entre le sens voulu et le sens saisi. Quel est ce reste ? Il ne suffit pas de remarquer ces failles et interstices, il faut les formuler. Le problème néanmoins, c’est que l’explicitation du sens met aussi en exergue des différences, des désaccords et des oppositions. Ceci implique que nous pouvons très bien comprendre quelqu’un et rester en désaccord avec lui. Comprendre quelque chose ne suffit pour l’approuver et en fait, il faut comprendre pour être vraiment en désaccord. Le rapport entre désaccord et compréhension contient lui aussi un caractère équivoque. Comme le note le critique littéraire Harold Bloom, ne pas être d’accord, s’opposer au sens par un acte volontaire de mécompréhension peut être un geste constitutif de l’individu[1]. La compréhension semble alors contenir un paradoxe : nous cherchons à comprendre pour être d’accord, mais c’est le fait de comprendre qui nous permet de ne pas être d’accord. Ce paradoxe recèle le problème de la pluralité des discours, des cultures, des manières d’organiser la vie. En d’autres termes, s’il y avait une unicité dans notre manière de comprendre, de saisir le réel, de parler, aurions-nous besoin d’autant d’effort pour comprendre ? Et pourrions-nous comprendre s’il n’y avait pas une pluralité de positions possibles et de possibilités réelles qui se prêtent à la mécompréhension ?

Le philosophe Paul Grice propose plusieurs « maximes conversationnelles », dont le principe de coopération. Selon celui-ci, toute discussion repose sur la coopération entre ses participants : il s’agit pour eux de tâcher de se comprendre mutuellement[1]. Le but de la discussion, c’est alors de trouver un accord entre les interlocuteurs, de se mettre d’accord sur ce qui est dit. Ceci implique plusieurs critères : un contexte connu, des références et des

connaissances partagées, une certaine égalité entre les interlocuteurs, etc. Néanmoins, en dépit de ce principe, les linguistes Shoshana Blum-Kulka et Elda Weizman affirment que même quand ces conditions sont réunies, même entre des partenaires égales, la discussion, y compris la plus banale, semble contenir un caractère inévitable de mécompréhension, et cela à cause de ce qu’elles appellent les « ambiguïtés du discours ». Toute discussion est sujette à la possibilité d’un échec lorsque certaines conditions ne sont pas réunies[1]. Un tel échec peut être expliqué par des mécompréhensions. Pour ne donner que quelques exemples, le ton de la discussion peut être mal saisi, comme dans le cas où un interlocuteur prend une discussion sérieuse pour une discussion détendue, ou le contenu peut être mal interprété et ce contresens peut rester à jamais non rectifié. En d’autres termes, il existe des raisons, à la fois sémantiques et pragmatiques qui mènent à la mécompréhension. Mais ce caractère inévitable de la mécompréhension provoque un effort pour redéfinir et pour reformuler nos propos. Selon Carla Bazzanella et Rossanna Damiano, la mécompréhension et la mésentente peuvent déboucher sur un « nouveau départ » qui pousse les interlocuteurs à négocier la mécompréhension et le sens[2]. Dans le cas des nouveaux départs, la mécompréhension devient un moment de la compréhension et un moment nécessaire, parce que sans ce moment, ce qui est compris reste implicite et reste potentiellement mal compris. La compréhension ouverte par la mécompréhension semble donc contenir une part de productivité au moins au niveau de la discussion entre paires.

 

Force est de constater néanmoins qu’il existe de multiples situations communicationnelles qui n’ont pas une symétrie évidente entre les participants et où la mécompréhension peut avoir un caractère néfaste. En effet, il existe plusieurs situations où les participants ne cherchent pas à reconnaître autrui comme un égal ni à le comprendre. Nous n’avons pas besoin d’aller plus loin que l’expérience coloniale pour montrer l’étendue de ce problème. Frantz Fanon, dans son chef-d’œuvre Les damnés de la terre[3], détaille les effets néfastes découlant du refus de compréhension de la part du pouvoir colonial et la manière dont ce refus se transforme en une mécompréhension complaisante et sinistre. De même, W.E.B. Du Bois montre la manière dont la mécompréhension volontaire transforme la conscience d’une personne marginalisée (dans ce cas le Noir américain) jusqu’à l’enfermer dans « un monde qui ne lui concède aucune vraie conscience de soi, mais qui, au contraire ne [la] laisse s’appréhender qu’à travers la révélation de l’autre monde »[4]. Mais Du Bois lui-même souligne aussi rapidement l’équivocité de cette expérience. Selon lui, la mécompréhension et le refus de reconnaissance (et on en trouve des échos chez Fanon) par la société dominante enferment le Noir derrière une sorte de voile où il voit un monde auquel il n’a pas accès. Mais ce même voile donne au Noir une « double vue » qui dévoile les réalités américaines de son époque, le racisme, la violence, la cruauté, l’indifférence. Dans cette optique, le colonialisme et le racisme, aussi bien que le nationalisme ou le sexisme semblent tous partager une volonté de ne pas comprendre. En d’autres termes, la mécompréhension peut être un projet politique spécifique, comme le montre le réalisateur Jean-Marie Teno dans Le malentendu colonial, un documentaire sur le sujet[5]. Teno y met en lumière la relation complexe entre la mission « civilisatrice » du prosélytisme chrétien en Afrique pendant la période coloniale et la politique occidentale moderne de développement. Ces cas présentent non seulement une indifférence envers la compréhension, mais pire, un refus de compréhension qui s’enracine dans une mécompréhension volontaire. Donc, dans le domaine politique, la compréhension aussi bien que la mécompréhension peuvent être transformées en projets positifs, c’est-à-dire, en projets fondés sur des programmes spécifiques de domination ou de libération. Et en fait, le projet de mécompréhension et d’oppression volontaires fait éclater au grand jour des inégalités et des structures insatisfaisantes qui donnent naissance à la recherche d’une nouvelle compréhension.

Dans cette perspective, l'une des questions qui se pose est celle de savoir quel degré de compréhension mutuelle, et finalement d'accord, les membres d'une société démocratique libérale peuvent et doivent atteindre. John Rawls a imposé l'idée que notre contexte se caractérise par le fait du pluralisme raisonnable, c'est-à-dire par le fait que dans les membres des sociétés démocratiques libérales sont irrémédiablement en désaccord sur ce qui est bien[6]. Rawls juge néanmoins que pour que ces démocraties soient stables, leurs membres doivent parvenir à un accord suffisamment profond sur ce qui est juste. La stabilité démocratique tient, selon lui, à l'avènement d'un consensus par recoupement : chaque citoyen doit pouvoir, en partant de son éthique personnelle, adhérer de manière sincère aux principes politiques publics.

Ce modèle du consensus par recoupement fait néanmoins l'objet de nombreuses critiques, qui lui reprochent de n'être ni réaliste ni désirable. Certains estiment insuffisants le type de compréhension mutuelle envisagée par Rawls[7]. Les libéraux, soulignent les partisans de cette critique, croient que l’État doit être neutre et le condamnent ce faisant à ne pouvoir ni affirmer ni promouvoir ses valeurs. Incapable de se défendre contre des groupes illibéraux hostiles à ses principes fondamentaux, l’État libéral est condamné à la faiblesse et finalement à l'instabilité. D'autres jugent au contraire le consensus par recoupement trop exigeant[8]. Ils soulignent que les valeurs constitutionnelles sont si générales et floues qu'elles feront nécessairement l'objet d'interprétations divergentes. Ne faut-il dès lors pas admettre que les membres des démocraties libérales sont non seulement divisés sur ce qui est bien, mais également sur ce qui est juste ? Plutôt que d'exiger un large accord autour d'un noyau commun de valeurs substantielles et d'en faire dépendre la stabilité de la démocratie, ne faut-il pas reconnaître que la compréhension mutuelle à laquelle les membres d'une démocratie libérale peuvent parvenir est limitée et que la conflictualité est inhérente à la démocratie ? Ne faut-il pas préférer différentes formes de compromis et de modus vivendi au consensus ? Ne peut-on en outre espérer que loin d'avantager ceux qui sont déjà en position de force, la mécompréhension et le désaccord puissent être productifs et donner naissance à des configurations inédites, susceptibles de permettre à chacun de faire entendre sa voix ?

Ce débat possède des résonances concrètes lorsqu'il faut choisir le type de politique qu'il est souhaitable d'instaurer pour assurer la stabilité de la démocratie. Quelle éducation morale et civique est-elle la plus adaptée ? Faut-il privilégier un modèle qui met l'accent sur la transmission

ces valeurs ? ou faut-il lui préférer un modèle qui admet la permanence du désaccord et de la mécompréhension et privilégie la formation de l'esprit critique ?

Pour nous aider à saisir le caractère équivoque de la mécompréhension nous pouvons nous appuyer sur la distinction faite par l’anthropologue Guido Sprenger entre les mécompréhensions « structurées » et « non structurées »[1]. Sprenger part de la théorie auto-poïétique des systèmes sociaux proposée par Niklas Luhmann[2], selon laquelle les systèmes sociaux sont auto-constituants et se reproduisent spontanément. Ce qui intéresse Sprenger dans le modèle proposé par Luhmann, c’est la primauté de la communication sur les individus. Sprenger s’approprie cet élément de la théorie luhmannienne afin de montrer que la mécompréhension est une caractéristique endémique de toute communication entre des systèmes sociaux et culturels différents. Quand deux systèmes sociaux entrent en contact, l’un d’eux cherche à imposer au détriment de l’autre ses propres concepts, symboles et significations : il s’agit alors d’une mécompréhension non structurée. Dans le cas des mécompréhensions structurées, la communication entre des systèmes différents est reliée par des « points » ou des « pivots » stables de transmission qui permettent l’identification des problèmes et des différences communicationnelles. En utilisant ce modèle nous pouvons donc caractériser l’expérience coloniale comme un exemple radical de la mécompréhension non structurée. Dans la même optique, nous pouvons regarder la « communication interculturelle » comme un paradigme de compréhension qui établit des étapes progressives au moyen des mécompréhensions structurées.

La mécompréhension structurée nous ouvre donc une voie pour surmonter les dérives de la mécompréhension non structurée. Parmi celles-ci, il y a les stéréotypes, les clichés, les représentations déformées, qui cherchent tous à déshumaniser une communauté ou à faire peur afin d’empêcher toute compréhension. Ces dérives renforcent la mécompréhension, mais les conflits engendrés peuvent aussi renforcer notre volonté de se comprendre.  Si nous croyons, comme l’affirme Tzvetan Todorov, que la valeur au sein de la communication interculturelle et au sein du « croisement des cultures » reste l’universalité, comprise comme la possibilité de se comprendre et de se mettre d’accord[3], il faut par conséquent aborder de front la mécompréhension comme un moment nécessaire de la compréhension, un moment certes plein d’écueils, mais aussi porteur de promesses.

Nous pourrions penser à première vue que l’effort pour parvenir à des connaissances fiables et à des consensus est facilité par les outils technologiques et par le processus de mondialisation. En effet, ces deux facteurs accroissent notre dépendance vis-à-vis d’autres personnes, d’institutions et de médias, et donnent à croire qu’il est plus simple de s’informer, de comprendre et de juger que par le passé. Si cela est en partie vrai, cette même dépendance renforce et fait naître de nouvelles « rumeurs d’Orléans », des Fake News, qui parasitent l’élan vers l’universalité telle que la définit Tzvetan Todorov. Si le philosophe Quassim Cassam met en valeur l’existence de « vertus intellectuelles » qui encouragent la connaissance et le partage d’idées, il défend aussi l’idée selon laquelle il existe des « vices intellectuels »[4]. Ceux-là, au rang desquels on trouve la paresse, la crédulité, le cynisme, les préjugés, l’étroitesse d’esprit et le dogmatisme, constituent un terreau fertile pour les Fake News. Certes, les canaux d’information traditionnels et honnêtes cherchent à conserver leur intégrité et à diffuser des informations fiables, mais dans le même temps, des médias moins scrupuleux propagent des contenus aux sources incertaines, tronquées, voire erronées. En outre, des personnalités publiques, telles que Donald Trump, cherchent à décrédibiliser certains discours en les accusant de colporter eux-mêmes de fausses informations. Par conséquent et tout d’abord, cette situation augmente la difficulté à trier entre les informations reçues et à sélectionner celles qui sont sensées, sourcées et précises. De plus, elle complexifie les relations entre le public et la presse, entre les citoyens et les Etats et entre les membres d’une même population en les rendant plus conflictuelles, en encourageant au doute de tous contre tous, à l’entre-soi et au refus de penser avec les autres.

Dans l’esprit des origines du projet OFFRES, qui cherche une manière de surmonter des divisions culturelles et politiques, l’université d’été de 2022 Mécompréhension productive propose une série des conférences et d’ateliers qui traitent des aspects divers de la productivité de la mécompréhension à travers la philosophie, la littérature, la linguistique, les sciences politiques, le journalisme, l’anthropologie, la sociologie et l’histoire.

 

[1] Harold Bloom, “The Necessity of Misreading,” The Georgia Review 55, no. 4 (Winter 2001) : 69–87.
[2] Paul Grice, “Logique et Conversation,” Communications La conversation, no. 30 (1979) : 57–72.
[3] Shoshana Blum-Kulka and Elda Weizman, “The Inevitability of Misunderstandings: Discourse Ambiguities,” Text 8, no. 3 (1988): 219–42.
[4] Carla Bazzanella and Rossana Damiono, “The Interactional Handling of Misunderstanding in Everyday Conversation,” Journal of Pragmatics 31 (1999) : 817–36.
[5] Frantz Fanon, Les Damnés de la terre (Paris: Éditions Gallimard, 1991).
[6] W.E.B. Du Bois, Les Âmes du peuple noir, trad. Magali Bessone (Paris: La Découverte, 2004), 11.
[7] Jean-Marie Teno, Le Malentendu colonial, 2005.
[8] John Rawls, Libéralisme politique, trad. Catherine Audard (Paris : PUF, 1995).
[9] On trouve déjà une formulation de cette critique, ensuite déclinée dans de multiples directions, chez Charles Taylor, « Quiproquo et malentendus : le débat communautariens-libéraux », in Berten, Da Silveira & Pourtois (dir.), Libéraux et communautariens, (Paris, PUF, 1997).
[10] Richard Bellamy, Liberalism and Pluralism, Towards a Politics of Compromise, (Londres et New York: Routledge, 1999); Emmanuel Picavet, « La doctrine de Rawls et le pluralisme comme modus vivendi », Revue internationale de philosophie, 237 (2006) : 369-386.
[11] Guido Sprenger, “Structured and Unstructured Misunderstandings,” Civilisations 65, no. 1 (2016) : 21–38.
[12] Niklas Luhmann, Systèmes sociaux : esquisse d’une théorie générale, trad. Lukas Sosoe (Québec: Presses de l’Université Laval, 2010).
[13] Tzvetan Todorov, “Le Croisement des cultures,” Communications Le croisement des cultures, no. 43 (1986) : 5–26.
[14] Quassim Cassam, “Vice Empistemology,” The Monist 99, no. 2, Virtues (April 2016) : 159–80.